Un document exceptionnel pour 4 raisons

L’analyse d’une vue figurée commence par l‘évaluation du degré de confiance que l’on peut accorder au dessin. Le peintre avait-il au moins la volonté de reproduire un paysage réel ou souhaitait-il au contraire proposer une vision imaginaire ? A-t-il peint en extérieur ou de mémoire ? Quel soin a-t-il porté à la composition, au dessin, aux échelles, aux couleurs?

 

Dans notre exemple, l’étude de la vue figurée de Castelferrus et Saint-Aignan, fait régulièrement surgir des éléments hors normes, incohérents avec ce qu’on pourrait attendre d’un procès opposant deux petits villages du Tarn-et-Garonne. Ce sont précisément ces anomalies qui vont nous renseigner. 

1.     Commandité par une cour de parlement

Le premier signe d’étrangeté est la taille de la carte. Avec près de deux mètres de long sur un de large, ce n’est plus un document de travail, c’est une fresque. Les premières pages du procès-verbal nous donnent un élément de compréhension : la vue figurée de Castelferrus et Saint-Aignan a été commanditée par « Anthoine Durant conseiller du Roy nosthre sire en sa court de parlement a Tholose[1] ». La vue figurée est donc un document judicaire produit par une cour de Parlement[2], rien de moins que le plus haut degré hiérarchique de la justice médiévale.

Selon Jean-Louis Gazzanica dans son article du XIVe Colloque Historique Franco-Allemand qui eut lieu à Tours du 27 mars au 1er avril 1977, le Parlement est une « juridiction de premier ressort dans un grand nombre d’affaires, tenant soit à leur importance, soit à la qualité des compétiteurs ». « Aussi juridiction d’appel des tribunaux inférieurs, sénéchaussées et jugeries, le Parlement tient là son rôle premier et apparemment principal[3]. »

Juridiction d’exception, la cour de Parlement n’est pas à la portée d’un modeste contentieux entre villages. Pour que le litige aboutisse en cour de Parlement, il faut que l’affaire revête une importance particulière pour le territoire Toulousain, voire pour le royaume. Il faut aussi que les acteurs aient la légitimité pour mener une telle procédure et disposent des moyens financiers de la conduire.

L’importance de la cour qu’il l’a commandité contribue à expliquer la taille du document – également inhabituelle – et le soin apporté au dessin. Elle nous éclaire également sur le choix du français comme langue d’usage. Parce que le Parlement relève du sommet de la justice royale, il est compréhensible que les documents afférents soient rédigés dans la langue officielle et non en occitan, comme l’aurait fait un procès local ou en latin dans le cas d’une procédure religieuse.

Le plan de Castelferrus et Saint-Aignan est donc un produit juridique exceptionnel. Même si ce type de document connaît un essor au début du XVIe siècle, nous parlerons toujours d’un nombre confidentiel de vues figurées.

 



[1] ADTG H230 – Procès-verbal, Feuillet n° : IV verso – Photo n° 240.

[2] Dumasy (J), Le paysage des vues figurées (XIVe-XVIe siècle), 135e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Neuchâtel, 2010.

[3] Ibidem, p 429.

1.     pour accorder un conflit spatial

Une seconde particularité de cette vue figurée nous est donnée par la nature même du litige. Après tout, quel que soit le niveau de justice, un procès ne conduit pas nécessairement à la réalisation d’une carte. Comment justifier alors, la représentation graphique de ces deux villages, de leurs maisons, de leurs églises, des chemins les reliant et des ruisseaux parcourant le terroir ?

Grâce à la transcription du procès-verbal, l’avocat de Saint-Aignan nous apprend que le village de Castelferrus a ouvert sans autorisation un cimetière où les habitants ont pris l’habitude d’enterrer leurs morts délaissant l’église et le cimetière de Saint-Aignan. Le prieur considère que cette décision, illégale, lui porte préjudice.

Bien que le litige soit simple – le non-respect d’une procédure paroissiale – Castelferrus refuse pourtant de fermer son cimetière. Le prieur attaque donc en justice les habitants de Castelferrus représentés par leurs consuls et scindics pour obtenir l’application de la procédure paroissiale.

Face à la démarche purement administrative du prieuré, les habitants de Castelferrus opposent une logique bien différente : disposer d’une église et un cimetière est une question d’identité, une volonté d’indépendance. Mais cette revendication ancienne a connu de nombreux revers : c’est pourquoi, après deux échecs devant l’évêque et le Sénéchal, la stratégie des habitants de Castelferrus va changer. Puisqu’on ne peut gagner sur le fond, on va tâcher de contrer l’attaque du prieur sur la forme : l’argumentation des avocats de Castelferrus va dorénavant s’articuler autour des deux axes suivants :

La défense va d’abord s’employer à montrer que la distance entre Castelferrus et Saint-Aignan (955 cannes soit environ 1700 mètres) est trop grande pour permettre un fonctionnement optimal de la paroisse. Selon elle, cette distance constitue en premier lieu un risque pour une « grande multitude de peuple » qui doit faire le trajet à de nombreuses reprises. Leur objectif est donc d’« eviter les dangers et escandales quy sen pourroient ensuyvre parmy les chemin[1]. » Le second argument de la défense va pointer l’impossibilité de faire le trajet de Castelferrus à Saint-Aignan, l’hiver par temps de pluie, car celui-ci serait couvert de boue et impraticable.

La défense de Castelferrus soumet donc à la cour de justice une question complètement différente de l’arbitrage en droit, demandé par le prieur. Elle pose en quelque sorte un problème de sécurité publique que la cour de parlement ne pourra trancher qu’en évaluant la longueur du parcours suivi par les paroissiens et en estimant le risque d’impraticabilité du chemin l’hiver par temps de pluie. Le procès entre Saint-Aignan et Castelferrus repose à présent sur des enjeux extrêmement concrets et cette fois-ci parfaitement géographiques. La représentation des chemins, des ruisseaux et la mesure des distances reportées sur une carte devient alors indispensable pour permettre au juge de trancher.

 



[1] Ibidem, Feuillet n° : CLII verso – Photo n° 390.

1.     Un coût de fabrication extravagant

Plus que tous les autres critères, c’est pourtant bien le coût de la carte qui classe ce document parmi les pièces exceptionnelles : l’ensemble des deux procès devant le sénéchal et la cour de Parlement ont coûté au prieuré la somme de 4000 livres toulousaines. Le prix de la vue figurée s’élève, lui, à 2000 livres toulousaines.

Rapproché aux revenues du prieuré, la somme fait bondir : le montant de l’ensemble des dîmes perçues par le prieur chaque année ne dépasse effectivement pas 800 livres :

« Le proufit quil [le prieur] prend au borage, terres et possessions appertenans au prieur chescune annee ala somme de sept a huit cens livres toulousaines [1]»

Par conséquent le montant de 4000 livres toulousaines représente entre cinq et quatorze années de revenus du prieuré. La réalisation de la carte à elle seule est l’investissement de trois à six ans d’économie. Pour le jeune prieur d’un monastère à reconstruire, conduire cette affaire en justice représente donc une somme considérable. Pour ne pas dire insupportable. D’où l’interrogation suivante : le prieuré a-t-il les moyens de financer cette opération ? Et sinon, qui lui fournit de tels moyens et dans quel but ?

Quelle que soit l’explication, il reste vrai que cette carte est précieuse et que la plus grande attention a été portée à sa réalisation comme à sa conservation. La vue figurée de Castelferrus et Saint-Aignan a effectivement fait l’objet d’une restauration ancienne et n’a pas été conservée sur les lieux, mais 400 km plus au nord, à l’abbaye de Fontevraud.

 



[1] Ibidem, Feuillet n° : CLVII verso – Photo n° 395.


1.     Un nouveau type de preuve

 

Un dernier aspect vient nous confirmer le soin particulier accordé à la vue figurée de Castelferrus et Saint-Aignan. Car ce n’est pas l’œuvre d’un peintre seul, il s’agit d’une « vue accordée ».

Le processus de concorde repose sur le choix de six témoins pour chaque partie. Ils vont avoir la mission d’observer la carte et de l’approuver. Chaque partie désigne ses témoins qui sont convoqués et reçus en audience à la cour : le commissaire leur présente leur mission et leur faire prêter serment. Lors de la présentation de la vue figurée par le peintre, les témoins ont la charge d’approuver la pertinence de la carte dans le but de constituer un document sur lequel pourra s’appuyer le jugement de la cour. En cas de désaccord sur les traits représentés, le commissaire demande au peintre et aux représentants des parties de faire une inspection complémentaire des lieux afin de lever l’opposition. Le processus de concorde s’achève par la déclaration du commissaire que toutes les parties ont approuvé la carte et qu’ils n’ont plus de contestations à exprimer. Il leur demande alors de la signer.

La force d’un verdict réside d’une part dans la clarté de la décision et d’autre part dans la reconnaissance qu’il va obtenir au sein des justiciables. En matière géographique, pour tous les litiges concernant les distances ou les limites de terrains, il était peu usuel de faire appel à une carte pour trancher. Les juges utilisaient un moyen bien plus simple : l’avis des anciens. Effectivement, faire appel à l’ancien du village était un moyen efficace d’obtenir un arbitrage tout en capitalisant sur l’autorité naturelle tirée de l’expérience, dont bénéficie le grand âge auprès des jeunes générations.

Le concept de vue figurée comme pièce de procès va reprendre les principes de la preuve par le témoignage des anciens : elle se fixe pour objectif de fournir un point de vue clair et être reconnu de tous. Comme l’exprimait Bartolo da Sassoferrato dans son traité De Fluminibus en 1355, il faut « exprimer par des figures ce qui a besoin d’être regardé [1]». Nous retrouvons dans cette expression les deux caractéristiques graphiques des vues figurées qui font d’elles des documents si particuliers : la vue figurée doit tout d’abord représenter les enjeux du conflit et pour cela, le peintre doit modéliser le paysage. C’est ce qui fait d’elle une carte. Elle doit également s’assurer de l’adhésion des parties. Pour cela il lui faut être accessible et permettre aux observateurs de « reconnaître » les lieux.

 



[1] Frova (C), Le traité De fluminibus deBartolo da Sassoferrato (1355), Médiévales, vol . XVIII, n°36, 1999, p. 81-89.

1.     Conclusion

Mi-carte, mi-dessin, la vue figurée de Catselferrus est avant tout une preuve. Elle a été commanditée à grand frais par l’instance judiciaire la plus importante du royaume dans le but de trancher un différend géographique portant sur les rivières et les chemins de ces deux villages. Douze témoins avec des intérêts opposés ont débattus de la représentation de chaque détail, exigé des modifications avant d’y apposer leur signature en signe d’accord. Peut-on rêver d’un document plus fiable quant à la représentation d’un terroir médiéval ? 

La maîtrise de l’échelle, le choix de la distorsion

La projection spatiale nous apporte un élément fondamental sur les choix de représentation du peintre et peut-être un indice sur les raisons de la création de cette carte. La région des villages, de l’oratoire de Castelferrus aux fourches patibulaires de Saint-Aignan, fait l’objet d’un traitement vertical. Les routes, les grands monuments, les cimetières, comme la localisation des quartiers d’habitations correspondent exactement sur la vue figurée à leur projection sur la carte satellite.

A l’imprécision près du dessin manuel, nous pouvons donc affirmer que l’artiste avait une très bonne connaissance des lieux et des distances. Il était parfaitement en mesure de placer sur sa « carte », les différents objets conventionnels qu’il avait sélectionnés selon une projection verticale abstraite. Par contraposée, cela nous montre également que la dimension décorative des vues figurées, leur recours à la perspective et aux détails anecdotiques, est un choix assumé et non le fruit d’une improvisation naïve par un peintre ignorant la géométrie.

La distorsion, c’est-à-dire l’abandon du respect de l’échelle appliquée pour peindre les villages, apparaît et augmente considérablement si l’on s’écarte des bourgs. On pourrait penser dans un premier temps à un effet stylistique propre à une vue figurée. L’écrasement du paysage au loin évoque l’éloignement en perspective que l’auteur aurait pris soin de représenter pour accentuer le réalisme de sa peinture. Cependant, comme le montre la figure 16 ci-dessous, la distorsion n’est pas régulière. Non seulement elle augmente verticalement mais elle s’étend également horizontalement. De plus, la plupart des éléments représentés au loin, sont invisibles des villages. Si l’auteur visait un effet esthétique, il aurait simplement limité sa vue aux cimes des arbres sur les collines.

 

 

Puisque nous savons maintenant que la distorsion est un choix du peintre, il nous faut comprendre comment il a procédé pour choisir l’intensité de la distorsion à appliquer en fonction des zones. Il semble évident qu’il existe une notion de priorisation ce qui nous autorise à avancer que les villages forment visiblement le cœur de l’objet du procès. Effectivement, si le sujet du conflit entre les villages était le hameau des Esclapats, nul doute que ce dernier aurait bénéficié d’un traitement vertical. Toutefois l’artiste a choisi de représenter les confins des collines avec une grande distorsion, cela signifie qu’il s’agit de lieux de moindre importance, certes, mais qu’il n’était pas question de les omettre.